5 questions à Paul Hobeika
Paul Hobeika est docteur en sociologie depuis mars 2024. Sa thèse intitulée Pensions incomplètes. Production et invisibilisation des inégalités face à la retraite en France a été co-dirigée par Christelle Avril et Yasmine Siblot. Il participe aujourd’hui à la série « 5 questions à » qui vise à mettre en avant les recherches des membres de l’axe « Imbrication des rapports sociaux : genre, classe, race » du Centre Maurice Halbwachs.
1. Quel est l’objet de ta thèse en quelques mots ?
Ma thèse porte sur les inégalités face à la retraite parmi les ayants-droit du système français. J’analyse la retraite comme une institution qui attribue une valeur (au sens large) aux retraité·es auxquel·les elle verse des pensions, qui représentent alors un élément central de leur statut social. J’interroge la manière dont le droit à la retraite, ses réformes et sa mise en œuvre participent à recomposer les rapports sociaux de sexe, de classe et de race à un âge où le travail marchand, souvent pensé comme central dans leur production, s’arrête pour la plupart des retraité·es.
2. Qu’est-ce qui t’a amené à faire cette thèse ?
En première année de master de sociologie, je lisais des textes scientifiques ou politiques qui discutaient de ce qui constituaient ou non du « travail », souvent de manière théorique, et je cherchais un terrain qui permette d’aborder cette question par l’enquête. J’ai pensé au moment de la retraite (ou du veuvage), lors duquel les assuré·es doivent mettre à plat leur carrière professionnelle (et matrimoniale dans le cas des pensions de réversion) devant l’administration. Ces deux moments (retraite et veuvage) me semblaient être une bonne manière d’étudier par observation des interactions entre la personne et les agent·es durant lesquelles se poserait la question de ce qui était reconnu ou non comme du « travail ». Car les droits à pension ne sont pas attribués uniquement pour du travail marchand il y a également des droits qui reconnaissent, d’une certaine manière, le travail domestique.
3. Dans quels champs de recherche t’inscris-tu et quelles littératures mobilises-tu ?
Mon travail s’inscrit d’abord dans la sociologie des rapports sociaux et de leur articulation, à un âge peu étudié dans cette perspective. Dans le champ de la sociologie de la vieillesse, je peux citer les travaux d’Aude Béliard, Solène Billaud ou Isabelle Mallon qui ont réintroduit des rapports sociaux, de classe et de genre, autour de questions dont l’étude est dominée par des approches médicales ou institutionnelles. Les travaux sur la vieillesse pensée de manière intersectionnelle se développent aussi parmi des chercheur·ses dont la vieillesse ne fait pas a priori partie des objets de prédilection : Juliette Rennes travaille à inclure l’âge et l’âgisme dans l’articulation des rapports sociaux, Nicolas Renahy montre les continuités de la condition ouvrière après la retraite en revisitant le terrain de Michel Pialoux, Muriel Darmon étudie les récupérations post-AVC (qui touche principalement des retraité·es) dans une perspective de classe et de genre. J’inscris ma thèse dans l’ensemble de ces travaux qui étudient des retraité·es avec les questions et outils de la sociologie générale, tout en défendant l’importance d’étudier directement le système de retraite, objet qui a été abandonné aux économistes depuis les années 1990 et qui ont depuis imposé leurs problématiques et leurs catégories d’analyse.
Je m’inscris d’autre part dans la sociologie de la mise en œuvre de l’action publique car j’étudie la production d’inégalités à l’aune des transformations gestionnaires de la sécurité sociale impulsée par l’État. J’analyse d’une part le rôle des intermédiaires de l’accès au droit, et en particulier des associations. Je m’intéresse d’autre part aux effets différentiels de la politique de lutte contre la fraude qui s’est développée dans les années 2010, en comparant ce que j’observe pour l’assurance retraite aux travaux qui portent sur d’autres branches de la sécurité sociale, comme ceux de Vincent Dubois et Clara Deville par exemple. La comparaison entre droits sociaux m’a amené à insister sur le caractère structurant des discriminations raciales dans l’accès à la retraite, ce qui rapproche ma thèse des travaux qui ont porté sur les frontières nationales de la protection sociale, en particulier les thèses de Caroline Izambert et de Lola Isidro.
Enfin, je développe la thématique de l’invisibilisation des inégalités de retraite, à partir des productions statistiques mais également dans l’organisation de l’administration. Je contribue ainsi à la sociologie de la production des « non-problèmes », telle que développée en France par Emmanuel Henry sur les questions de santé publique, à partir d’autres objets.
4. Peux-tu nous parler de ta méthodologie et du terrain de ton enquête ?
J’ai exploré plusieurs terrains sur lesquels j’ai cherché au maximum à combiner les méthodes, je pense qu’on peut dire que je pratique les « méthodes mixtes ». Sur le terrain de la statistique, je produis des résultats à partir d’une exploitation secondaire de l’Échantillon inter-régime des retraités de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) du Ministère de la santé. J’ai aussi fait l’histoire de ces données administratives, à partir d’archives et d’entretiens, et j’utilise les données elles-mêmes, avec leur documentation, pour éclairer les questions et méthodes qui ont guidé leur production.
J’ai réalisé un terrain ethnographique au CATRED (Collectif des Accidentés du Travail, handicapés et Retraités pour l’Égalité des Droits), une association spécialisée dans les recours auprès des organismes de protection sociale. J’ai exploité leurs archives de dossiers individuels, à la fois pour décrire des situations et des trajectoires, mais j’ai également effectué un codage des dossiers que j’exploite pour objectiver les profils des personnes suivies et les inégalités dans le traitement par l’administration. J’ai réalisé des entretiens avec une partie des retraité·es dont j’étudiais les dossiers, et également participé à la permanence téléphonique de l’association. Tout cela me permet de suivre des situations en diversifiant les matériaux, et ainsi combler les angles morts dans certaines situations.
5. Quels sont les principaux résultats de ta thèse ?
Dans la partie statistique, je montre que la production de savoirs statistiques sur les retraité·es, qui s’est développée dans les années 1990 et 2000, est le fait d’économistes dont les travaux se structurent autour du travail du Conseil d’orientation des retraites (le COR, qui s’est fait connaître pendant la dernière réforme des retraites). Statisticien·nes et économistes de l’Insee, de la Drees et de la CNAV – Caisse Nationale de l’Assurance-Vieillesse (entre autres) développent les techniques de microsimulation dynamique qui font aujourd’hui figure de référence dans la prévision et l’évaluation dans le domaine de la retraite. Ces méthodes ont participé à faire disparaître l’usage des catégories socioprofessionnelles dans l’étude des retraité·es, catégories que je m’emploie à reconstituer pour réintroduire l’analyse en termes de classe sociale dans l’étude de la retraite, et notamment explorer les petites retraites des classes populaires. Cela me permet d’objectiver les inégalités sociales de retraite, de montrer que leurs montants sont du même ordre que les inégalités de salaire entre actifs et actives. Je montre aussi que les dispositifs spécifiques d’accès à la retraite, tels que la décote, la surcote, la retraite anticipée pour carrière longue, ne sont pas distribués au hasard, ce qui motive une étude de leurs conditions d’accès différenciées.
Sur ces conditions différenciées, je questionne d’abord les effets de la fermeture des accueils physiques par la Cnav, qui l’a réalisée encore plus radicalement qu’ailleurs dès le début des années 2010. Je montre que cette fermeture prend sens, pour la caisse de la région Île-de-France, comme une stratégie gestionnaire pour échapper à la spécialisation dans l’accueil physique des personnes les plus précaires (et les étranger·es en particulier) que tend à produire la dématérialisation, de manière à réorienter le travail des techniciennes qualifiées vers le traitement des dossiers plutôt que dans l’accueil du public et le conseil. À partir du terrain associatif, je montre que cette fermeture, et la diminution du pouvoir discrétionnaire des agent·es d’accueil l’accompagne, ne produit pas une égalisation du traitement, mais un traitement différentiel des demandes assumé par l’administration. Je montre en particulier que les procédures de contrôle, au moment de la demande initiale de pension ou du contrôle des pensions qui y sont soumises (réversion, minimum vieillesse), visent particulièrement les étranger·es et plus largement les personnes présentant des éléments d’extranéité. Les femmes extra-européennes sont particulièrement ciblées, et le contrôle des réversions par les pouvoirs publics prolonge les logiques patriarcales de l’économie domestique hétérosexuelle. Je montre enfin, à partir d’entretiens avec des retraité·es engagé·es dans une procédure de recours, les effets particulièrement déstabilisateurs des difficultés à faire valoir leurs droits à la retraite, qu’ils et elles vivent comme le retour sur le tard d’un stigmate racial que leur insertion sur le marché du travail leur avait permis de mettre à distance.
6. Quelles difficultés as-tu rencontré ?
Dans l’ensemble le terrain n’a pas été simple, d’une part car la Cnav est une administration difficile d’accès, et d’autre part parce que les intermédiaires spécialisés dans l’accès au droit à la retraite sont rares, contrairement à d’autres domaines de la protection sociale. J’ai essayé de problématiser ces éléments comme une dimension de l’invisibilisation des inégalités de retraite. Cela semble toutefois avoir pas mal bougé depuis, car Sofia Saïah, qui fait sa thèse en ce moment sur un terrain proche, a rencontré un contexte très différent.
D’autre part la retraite est très peu étudiée en sociologie et en science politique depuis les travaux de Anne-Marie Guillemard ou Rémi Lenoir dans les années 1980 et 1990, ça n’est pas un objet inscrit dans la discipline, donc ça n’est pas évident de savoir autour de quelles autres questions graviter sans être complètement périphérique. Mais on est plusieurs jeunes chercheur·ses à faire ou avoir fait une thèse sur la retraite : je peux citer Alban Mocquin sur les retraites des agriculteur·rices, Marion Arnaud sur la préparation de la retraite (qui est au CMH aussi, dans l’axe INES), Sofia Saïah que j’ai déjà citée et Ilias Naji sur le tournant politique des années 1980. Avec Julie Landour, qui a commencé une enquête sur les retraites en France et au Québec, on discute en ce moment de comment structurer ce champ émergent de sociologie du passage à la retraite et des institutions de retraite, afin de rendre plus visibles les inégalités au cœur du système de retraite.
Pour aller plus loin, ses publications :
Hobeika, Paul (2022) « Le patriarcat d’outre-tombe. Veuvage, réversion et recomposition des rapports sociaux à l’âge de la retraite », Nouvelles Questions Féministes, vol. 41, n°1, p. 48-65.
Hobeika, Paul (2021) « Vers une retraite plus juste ? Des inégalités de classe entre retraité·es ». Savoir/Agir, n° 58, p. 43-50.
Baraud Angel, Galhano Laura et Hobeika Paul (2022) « On the borders of class analysis: questioning the demarcation of economic activity » in Hugrée, C., Penissat, É., Spire, A., Hjelbrekke, J. (ed.), Class boundaries. The Bourdieusian approach in perspective, Routledge, p. 236-253.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sophie Pochic (8 novembre 2024). 5 questions à Paul Hobeika. Imbrications des rapports sociaux. Consulté le 9 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12nbs